C'était le 17 avril 1987. Informé des longues tracasseries douanières auxquelles il fallait s'attendre au pont Allenby, j'avais prévu la journée entière pour franchir en bus les 80 kilomètres qui séparent Amman de Jérusalem. Pour cela, j’avais pris soin de me munir d'un sandwich et d'une demi-bouteille de Bordeaux, découverte dans une épicerie connue de la capitale jordanienne pour son dépôt de boissons prohibées par l'islam. L'ambiance générale paraissait plutôt calme : l'arnaque des touristes et des pèlerins fructifiait normalement, le pillage des orangeraies de Cisjordanie, par les grands exportateurs d'agrumes, battait son plein ; la première Intifada éclatera huit mois plus tard.
Arrivé au fameux pont, les contrôleurs jordaniens fouillèrent le bus, s'emparèrent de ma demi-bouteille de pinard et la fracassèrent joyeusement sur un talus voisin. De l'autre côté du pont, un douanier israélien découvrit mon sandwich avec dégoût. Saisi d'un mauvais pressentiment au sujet de la charcuterie, je suggérai d'éliminer simplement la tranche de jambon. Las ! En ce début de Pâque juive, le problème était dans le pain avec levain, et mon sandwich fut enfoui in corpore au plus profond d'un conteneur à déchets.
L'idée me vint alors - mis à part que je risquais d'avoir faim et soif avant l'arrivée - que deux fanatismes aussi complémentaires, tant dans l'intransigeance mystique que dans l'acharnement contre les fonctions vitales du métabolisme (boire et manger), devraient fatalement cultiver leur haine réciproque dans une éternelle communion. Comment, en effet, ne pas songer ironiquement à la transsubstantiation, dans ce Moyen-Orient où l'on n'hésite pas moins à envoyer le pain et le vin à la poubelle qu'à répandre la chair et le sang dans le caniveau, jour après jour ?